Titre: ÉLISABETH LE MICHAUD D’ARÇON - Conférence 11.03.2007 |
Ecrit par: Jean-Marie Thiébaud |
ÉLISABETH LE MICHAUD D'ARÇON Journées Comtoises de la Mémoire Conférence donnée à la Fête du Livre et des Traditions franc-comtoises au Kursaal de Besançon (Doubs), salle Proudhon, le 11 mars 2007. par le docteur Jean-Marie Thiébaud Nous sommes le 15 avril 1863 et nous venons de franchir le portail du cimetière parisien de Saint-Ouen dans le département actuel de la Seine-Saint-Denis. Un prêtre ouvre la marche mais le cortège se limite à une ou deux religieuses et à trois ou quatre vieilles dames, compagnes de celle qu'on porte en terre. Au bout de l'allée, des fossoyeurs attendent devant le trou béant. C'est la fosse commune où une grande dame ruinée, à bout de course, va être jetée pour disparaître dans l'anonymat le plus total. Personne ne pourra jamais aller se recueillir sur sa tombe. D'ailleurs, qui songerait à la pleurer ? Sa mère est morte depuis 27 ans, son père depuis 63 ans, son ex-mari depuis 30 ans, dans un petit appartement de la place du Marché à Besançon, elle n'a pas d'enfants et pas davantage de frères ou de sœurs. Il lui restait bien quelques vagues et lointains cousins dans le Haut-Doubs qu'elle avait connus dans son enfance, à la veille de la Révolution mais ceux-ci, depuis des lustres et des lustres, avaient perdu sa trace…, ignorant même peut-être jusqu'à son existence. La défunte n'avait-t-elle pas quitté Besançon et Pontarlier depuis plus de 70 ans ? C'est plus qu'il n'en faut pour disparaître de la mémoire des hommes, en particulier lorsqu'un destin tragique a marqué la majeure partie d'une existence que beaucoup souhaitaient oublier, et surtout au beau milieu du Second Empire (nous verrons plus tard pourquoi) et qui fut pourtant l'une des vies les plus étonnantes aux alentours de l'an 1800. Pas de croix, pas d'inscription. Celle qui vient de tomber dans la fosse commune, le trou des miséreux et des oubliés, aurait pourtant été baronne d'une terre lointaine en Haute-Saône. Baronne vraiment ? La suite nous prouvera qu'en réalité, elle n'avait porté ce titre qui n'était guère que de courtoisie. Mais alors, qui était donc cette vieille dame décédée dans sa 90e année et qui venait de passer les dernières années de sa vie à l'Asile de la Providence, 77, rue des Martyrs, sur les flancs de la butte Montmartre ? Presque aveugle et paralysée du bras droit (sans doute à la suite d'un accident vasculaire cérébral). Penchons nous sur son acte de décès. Dans la marge, un nom : « Le Michaud d'Arçon, veuve Vaudey », sans plus de précision… La lecture de l'acte entier nous renseigne heureusement sur ses parents et sur son lieu de naissance, Besançon. Mais dans l'attente de les découvrir, rendons-nous rue des Martyrs. La maison de retraite subsiste et dès qu'on franchit le lourd portail, on découvre un havre de verdure et de massifs floraux, ceinturé de bâtiments luxueux, très luxueux …, équipés, de nos jours, d'ascenseurs volontairement silencieux pour ne point troubler la quiétude de ce lieu de repos. Dans le jardin, des retraités plus ou moins avancés en âge, reposant dans de confortables fauteuils, dorent leurs os rhumatisants au soleil et d'un léger signe de tête vous adressent leurs civilités. La chapelle elle aussi signe l'excellence de la maison avec sa liste de bienfaiteurs et ses vitraux armoriés. Le grand hôtel particulier de la rue des Martyrs est l'une de ces formidables bâtisses parisiennes comme il en existe encore tant, où le temps semble suspendu, où les mutations sociales ne se paieraient pas l'outrecuidance de franchir le seuil et de perturber un ordre immuable. Cette demeure, dressée à gauche de la rue lorsqu'on gravit celle-ci, avait été offerte par un couple d'aristocrates richissimes pour y accueillir, en fin de vie, hommes et femmes de la haute société, contre monnaie sonnante et trébuchante. Comment donc une pauvresse vouée à la fosse commune avait pu y trouver place ? Tout simplement parce que la fondation, pour conserver son aspect charitable, avait prévu quatre places pour accueillir des personnes ruinées mais ayant auparavant appartenu à ce qu'il est convenu d'appeler « la bonne société ». Et Madame Le Michaud d'Arçon, veuve Vaudey, était assurément l'une de celles qu'on pouvait juger dignes de figurer dans cette dernière catégorie. Mais le temps est venu de lever le voile. Celle sur laquelle s'abattent les premières pelletées de terre se prénomme Élisabeth Antoinette. Née à Besançon le 27 octobre 1773 et baptisée en l'église Saint-Maurice, c'était la troisième fille de Jean Claude Éléonor Le Michaud d'Arçon, écuyer, capitaine dans le corps du génie, et de dame Jeanne Pierrette Jaloux. La construction de la porte Saint-Pierre de Pontarlier, construite sur les plans dressés par le père de l'enfant, venait tout juste de s'achever … Le couple n'eut que trois filles : l'aînée mourut le jour même de sa naissance et la cadette devait elle aussi disparaître en bas âge. Seule et dernière survivante de cette branche d'une ancienne famille de Pontarlier, originaire de Chaux-Neuve (dans le Haut-Doubs), Élisabeth qui avait pour père celui qui, jusqu'à l'année précédente, avait occupé le poste d'ingénieur en chef au château de Joux. Cet officier, déjà connu pour ses ouvrages sur la tactique et l'art des fortifications, est resté dans les livres d'histoire pour son invention des batteries flottantes qui devaient le rendre célèbre dans l'Europe entière. Insubmersibles et théoriquement incombustibles, ces machines de guerre étaient destinées à réduire la forteresse anglaise de Gibraltar, réputée inexpugnable. L'entreprise, menée en 1782, faillit réussir si quelques marins espagnols n'avaient cédé à la panique. Mais l'ingéniosité de Jean Claude Éléonor Le Michaud d'Arçon n'avait échappé ni aux Anglais qui auront le fair-play de lui rendre publiquement hommage ni aux nombreux témoins venus de tous pays en spectateurs de ce gigantesque combat nautique sans précédent. Parmi ces curieux de haut rang, notons la présence du futur Charles X. Quant à Louis XVI, voulant récompenser le brillant inventeur, il décerna au Pontissalien la croix de Saint-Louis agrémentée d'une solide pension. Le Michaud d'Arçon s'en revint couvert de gloire à l'état-major de Besançon, y retrouvant son épouse et la petite Élisabeth alors âgée de 9 ans. La vie de la famille Le Michaud d'Arçon devait désormais se partager entre la grande-rue de Besançon et la grande-rue de Pontarlier (dans une maison qui se dresse encore fièrement de nos jours au 8 bis, rue de la République). On peut aisément se représenter Le Michaud d'Arçon en allant découvrir son portrait au musée de Pontarlier tandis que le buste de son épouse, dame Jaloux, sculpté par Luc Breton, est conservé au musée des Beaux-Arts de Besançon, tout près du portrait du père de ladite dame, juriste et avocat en Parlement. Le père d'Elisabeth était franc-maçon affilié à une loge bisontine ce qui à l'époque n'avait rien que de très habituel pour un officier de ville de garnison mais ce qui était beaucoup plus inhabituel, c'est que dame Jaloux, sa femme, figurait, elle aussi, parmi les membres de la franc-maçonnerie en appartenant à une rare loge féminine. Si nous rappelons cette double affiliation, c'est, comme nous le verrons, qu'elle ne sera pas sans conséquences sur la suite des évènements car les Beauharnais et les Bonaparte (sauf peut-être Napoléon) étaient tous maçons, ainsi que le comte de Narbonne dont nous reparlerons et qui était membre de la puissante loge parisienne des Neuf Sœurs. Alors qu'elle n'avait encore que 14 ans, Elisabeth fit la connaissance de Rouget de Lisle auquel Le Michaud d'Arçon avait loué un appartement dans sa maison de Pontarlier. Une plaque en marbre vissée sur la façade rappelle ce séjour dans la capitale du Haut-Doubs. Car Rouget de Lisle, futur auteur de la « Marseillaise », servit comme ingénieur militaire au château de Joux, avec le grade de lieutenant en second, de 1787 à 1789, et logeait, comme c'était l'usage, dans la ville de Pontarlier, plus confortable que le fameux « nid de hiboux perdu au milieu des neiges et des ours » tant décrié par Mirabeau, lequel y avait été enfermé quelques années plus tôt sur ordre de son père. Survint la Révolution et alors qu'elle n'était âgée que de 16 ans et demi, Elisabeth épousa à Besançon, le 10 février 1790, messire Jean Marie Antoine Alexandre François Xavier Octave Barberot de Vaudey, capitaine au régiment de Bourgogne-Cavalerie, fils de Bernard Alexandre François Xavier Barberot, seigneur de Vellexon, Vaudey et Verchamp et de dame Jeanne Catherine de Salomon, dame du marquisat de Villecomte et Vernot. On donnera dès lors à la jeune mariée le titre de baronne mais ce titre n'était que de courtoisie car jamais les Barberot n'ont porté le titre de baron. Deux ans à peine après son mariage, Barberot de Vaudey choisit d'émigrer en Angleterre avec le comte de Narbonne, ancien gouverneur de la place militaire de Besançon (où il avait fait la connaissance tant dudit Barberot que du fameux Le Michaud d'Arçon). Le comte de Narbonne, dont on a dit qu'il était un enfant naturel de Louis XV, avait servi Louis XVI comme ministre de la Guerre du 6 décembre 1791 au 9 mars 1792 avant de juger plus prudent de mettre les voiles. Le Michaud d'Arçon déconseilla à sa fille de suivre son époux sur les chemins de l'exil afin d'éviter la confiscation de tous ses biens au profit de la République. L'année suivante, sous la dictature de Robespierre, s'installa dans la République nouvelle le régime de la Terreur et Bernard de Saintes connu aussi sous le nom de Pioche-Fer, député à la Convention, fut envoyé dans l'Est de la France en qualité de représentant en mission. Arrivé à Besançon, il s'empressa d'y faire dresser la liste de tous les parents d'émigrés, parmi lesquels, bien évidemment, la citoyenne Barberot-Vaudey, avec ordre de faire incarcérer illico tout ce petit monde dans trois couvents de la ville transformés pour la circonstance en prisons. Madame d'Arçon, la mère d'Elisabeth, sollicita une audience dans l'espoir d'obtenir du conventionnel le privilège d'être recluse avec sa fille à domicile sous la surveillance d'un garde national, ce qu'on accordait parfois à des personnes de qualité ne présentant pas de réel danger pour la République naissante. Bernard de Saintes reçut la mère et la fille dans le somptueux hôtel de l'Intendance, l'actuelle Préfecture, où ce personnage rustre et grossier avait choisi d'établir ses quartiers. La mère avait été sage de se faire accompagner de sa fille car la beauté et le charme de celle-ci opérèrent aussitôt sur Bernard de Saintes (qui aurait largement pu être son père). Elisabeth et sa mère, de retour à leur domicile, attendirent le verdict du représentant en mission. Celui-ci ne se fit pas attendre et, dès le lendemain, un adjudant général se présenta, grande-rue, chez la famille Jaloux, pour annoncer que Bernard, veuf et père de plusieurs enfants, se proposait purement et simplement d'épouser la belle Élisabeth pour sauver la tête de la jeune femme de la guillotine. Vous objecterez qu'Élisabeth était encore mariée avec son barbon de mari émigré. Mais non, Elisabeth, comme de nombreuses femmes d'aristocrates prudemment restées en France, avait entamé une procédure de divorce pour éviter de figurer en bonne place sur la liste des suspects. Refuser la proposition de Bernard de Saintes devenait dès lors impossible. C'était le lit du conventionnel ou le couperet de la guillotine. Élisabeth sut différer sa réponse avec toute la diplomatie nécessaire tandis que le conventionnel emplumé et ceinturé de bleu-blanc, rouge s'en allait annexer la principauté de Montbéliard. Quelques dizaines de kilomètres s'avérèrent insuffisants pour éteindre la flamme du conventionnel ennamouré qui, par l'intermédiaire de Briot, l'ardent révolutionnaire franc-comtois, futur député au Conseil des Cinq-Cents, gouverneur de l'île d'Elbe puis conseiller d'État à Naples, lui fit passer des mots doux à deux reprises lui promettant de l'épouser dès son retour à Besançon. Elisabeth allait devenir Madame Pioche-Fer mais, heureusement, sur ces entrefaites, Bonbon arriva à Besançon. Bonbon, c'était le surnom sous lequel était connu Augustin de Robespierre, le frère cadet de Maximilien, celui qu'on surnommait l'Incorruptible. Augustin de Robespierre, lui aussi conventionnel en mission, convoqua Bernard de Saintes dans la capitale comtoise pour lui demander de justifier ses cruautés et les arrestations massives qu'il avait décrétées. Pioche-Fer préféra prendre directement le chemin de Paris, sans repasser par Besançon, pour tenter de se justifier devant ses confrères de la Convention. Du coup, il en oublia ses projets matrimoniaux. Élisabeth, qui ne se voyait guère partager la couche de ce sinistre personnage, pouvait enfin respirer. Quant à Bernard de Saintes, il poursuivit une brillante carrière politique qui l'amena à présider la Convention en septembre 1794. Ayant échappé à la guillotine, il mourra en 1818 dans son lit, privilège rare pour un personnage ayant joué un rôle de de premier plan dans cette période troublée de notre histoire. Mais revenons au destin d'Élisabeth. Elle était jeune (20 ans), belle comme le jour, blonde aux yeux bleus, rayonnante, et de surcroît libre comme le vent puisque divorcée. Aspirant à vivre pleinement tout ce que la vie avait à lui offrir en ces temps pourtant si troublés, elle suivit son père à Paris, rue du Bac, car Le Michaud d'Arçon travaillait au bureau des opérations du ministère de la Guerre. Mme de Staël, fille de l'ancien ministre Necker, habitait la maison voisine et Élisabeth, tout naturellement, sera amenée à fréquenter le salon de cette illustre femme de lettres, salon où gravitait le tout-Paris de l'époque et notamment Joséphine de Beauharnais… Premier professeur de fortifications à la toute nouvelle école Polytechnique, promu général de division et, enfin, nommé sénateur par le Premier Consul qui n'hésitait pas à le qualifier de « premier ingénieur de l'Europe » tandis que Metternich voyait en lui « l'âme de l'ennemi », Le Michaud d'Arçon s'éteignit à Paris le 1er juillet 1800. Il rendit son dernier soupir dans son château parisien de la Tuilerie dit aussi de l'Invisible, qu'il louait depuis plusieurs années. Élisabeth, seule héritière de son père, put l'acheter et s'y installer. Elle ne tarda pas à devenir dame d'honneur de la future impératrice et prêta serment à Saint-Cloud le 1er juillet 1804. Trois semaines plus tard, la belle Élisabeth accompagnait Joséphine qui s'était résolue à prendre les eaux à Aix-la-Chapelle dans l'espoir d'y retrouver sa fertilité. C'est au cours de ce voyage mi-touristique et mi-médical que la belle Elisabeth fit la connaissance de Napoléon dont elle devint aussitôt la maîtresse. Ce qui n'aurait pu être qu'une passade de voyage ne tarda pas à faire d'Elisabeth la favorite en titre jusqu'au 25 octobre 1804, c'est-à-dire à J – 38 avant la date prévue pour le couronnement. Joséphine, en femme tout à la fois amoureuse et jalouse, ne connaissait que trop bien l'attirance de son mari pour le beau sexe, avait remarqué un redoublement d'intimité entre Napoléon et Élisabeth. N'y tenant plus et abandonnant toute fierté, elle s'en alla, le 25 octobre, frapper avec rage à la porte d'un petit appartement secret du château de Saint-Cloud où elle savait que son époux entretenait sa coupable liaison. Découvrant les amants dans une tenue et un désordre qui ne laissaient aucun doute, Joséphine éclata en reproches. Napoléon qui ne supportait pas la jalousie de sa femme entra dans une colère homérique, l'abreuva d'insultes et brisa tous les meubles qui lui tombaient sous la main. Puis, sans autre forme de procès, il demanda à Joséphine de préparer ses bagages pour s'apprêter à quitter Saint-Cloud. Moment critique de l'Histoire avec un « H » majuscule. Imaginons Napoléon divorçant de Joséphine et se remariant, pourquoi pas, avec la belle Bisontine …, soudain promue impératrice. Mais ne rêvons pas. Il y a l'amour, il y a le sexe et il y a la Realpolitik. Les émissaires du futur empereur ne sillonnaient-ils pas déjà toutes les routes d'Europe pour inviter princes et autres têtes couronnées pour la cérémonie du Sacre ? Le 2 décembre était proche, trop proche. D'autres facteurs, peut-être encore plus décisifs, allaient jouer indiscutablement : le premier et pas le moindre était que Napoléon, sans descendance, était fort attaché aux enfants de Joséphine, devenus ses enfants adoptifs, Eugène et Hortense, et notamment au prince Eugène qu'il aimait réellement comme s'il eût été son propre fils. Après avoir annoncé à Eugène et Hortense sa décision de chasser leur mère, le futur empereur comprit que chasser la mère, c'était forcément voir tous les Beauharnais quitter Saint-Cloud. D'ailleurs, dès que Napoléon avait annoncé la terrible nouvelle aux deux enfants de Joséphine, ceux-ci déclarèrent très dignement mais avec une résolution calme et triste qu'ils suivraient leur mère dans la retraite à laquelle on voulait la condamner. Le second facteur nous révèle un Napoléon assurément plus humain que le portrait peu flatteur qu'ont voulu en dresser certains de ses détracteurs peu au fait des facettes multiples du grand personnage. Les jours ont passé. Nous sommes le 4 novembre, J – 28, la colère a fait place à la raison et Napoléon pouvait confier à Roederer : « Comment renvoyer cette bonne femme (il parlait bien évidemment de Joséphine) à cause que je deviens plus grand ! Non, cela passe ma force. J'ai un cœur d'homme ; je n'ai pas été enfanté par une tigresse. Quand elle mourra, je me remarierai et je pourrai avoir des enfants mais je ne veux pas la rendre malheureuse ! … Ils (il parle des membres de sa famille) sont jaloux de ma femme, d'Eugène, d'Hortense, de tout ce qui m'entoure … J'aime ces enfants-là parce qu'ils se sont toujours empressés à me plaire … Ma femme est une bonne femme qui ne leur fait point de mal. Elle se contente de faire un peu l'impératrice, d'avoir des diamants, de belles robes, les misères de son âge. Je ne l'ai jamais aimée en aveugle. Si je la fais impératrice, c'est par justice. Oui, elle sera couronnée ! » Mais sur l'autel de la réconciliation, il fallait une victime. Vous l'avez compris : ce sera Madame de Vaudey que les historiens ont curieusement perdue de vue et qu'on voit pourtant briller dans le « Napoléon » d'Abel Gance sous les traits flatteurs mais ô combien ressemblants de la séduisante Leslie Caron. Après avoir reçu ses derniers gages de dame d'honneur (une fraction de mois calculée au jour près car Napoléon, économe de ses deniers et aussi de ceux de la France, ne supportait pas le moindre gaspillage), Madame de Vaudey dut faire des bagages et abandonner les ors du palais de Saint-Cloud. La spirale de la descente aux enfers (que d'autres rangeraient abusivement dans les conséquences de la loi de Murphy supposée expliquer tous les malheurs du monde), cette spirale de l'irréversible ne faisait qu'amorcer sa vrille toute de malheurs : privée de ressources, Madame de Vaudey se vit contrainte de vendre le château de l'Invisible et de licencier un personnel devenu assurément trop dispendieux. Les nombreux fournisseurs parisiens de ses toilettes, de ses bijoux, de ses dîners fins, dès que sa disgrâce fut rendue publique, se ruèrent à qui mieux mieux pour réclamer le paiement immédiat de dettes en souffrance : faire crédit à une dame d'honneur, maîtresse de surcroît du grand homme, soit, mais continuer à lui faire crédit après son éviction n'était vraiment plus concevable. Pour faire face à ce qui ressemblait à une faillite, Élisabeth, qui avait déjà eu recours à deux reprises à la générosité de Napoléon (et pouvant sans doute se vanter d'avoir été la seule femme ayant obtenu quelque argent de lui) fit une ultime fois appel à l'empereur en accompagnant sa requête d'un véritable chantage au suicide. Le suicide de sa maîtresse, fût-elle ex, n'était pas envisageable à quelques jours du sacre. On imagine le scandale que cela eût provoqué. En outre, Napoléon avait sans doute conservé quelque amour pour cette Franc-Comtoise qu'il lui avait bien fallu, bon gré, mal gré, expulser d'une cour toute entière occupée aux préparatifs du 2 décembre : il dépêcha donc son meilleur messager, Rapp, le futur général, de garde ce jour-là. Le jeune cavalier traversa tout Paris au pas de charge et, arrivé à Auteuil, sauta de son cheval pour arrêter à temps le geste de la malheureuse qui, désespérée, s'apprêtait à embrasser la mort. Et il trouva ladite malheureuse … qui festoyait joyeusement en agréable compagnie. Le rapport sans complaisance de l'estafette coupa assurément les ultimes liens qui pouvaient encore subsister entre l'empereur et Élisabeth. La vente forcée du château, déduction faite du règlement de toutes les créances en souffrance, laissa à l'ancienne dame d'honneur tout juste de quoi payer les premières traites destinées à l'achat d'une demeure infiniment plus modeste à Dammarie-les-Lys, le château du Lys, une grande demeure bourgeoise qui n'avait guère de château que le nom ... , surtout si on se prenait à le comparer au véritable petit palais qu'elle venait de quitter à Auteuil. Elle s'y fit accompagner de quelques domestiques qu'elle déguisa en paysans et en jardiniers d'opérette pour tenter de leur faire exploiter ses terres. Mais ni elle, ni ses gens qui avaient remonté leurs manches et troqué leurs bas de soie pour des sabots, n'avaient vocation à se convertir à l'agriculture et Élisabeth dut quitter Dammarie-les-Lys, couverte de dettes à tout jamais impossibles à solder. De Charybde, elle était tombée en Scylla. Elle se réfugia dans l'Orléanais où elle parvint à se faire oublier pendant quelques années jusqu'à ce que des amis, pensant bien faire, l'enfer n'est-il pas pavé de bonnes intentions ? - vinssent l'arracher à sa solitude pour la ramener à Paris. Élisabeth qui s'était accoutumée à la quiétude de sa retraite champêtre ne put résister à une nouvelle plongée dans le maelström de la capitale. Elle en perdit le sommeil. Elle supporta cette insomnie pendant des mois avant d'aller consulter. Le praticien lui conseilla de très petites doses d'opium à prendre pendant quelques semaines mais la patiente eut tôt fait de développer une dépendance et d'accroître peu à peu les prises au-delà du raisonnable, ce qui entraîna des pertes de mémoire et des crises d'agitation violente qui la conduisirent tout droit en maison psychiatrique où elle se retrouva une année entière au contact de malades atteints de toutes sortes de délires et de pathologies mentales. L'enfer. Ce ne fut qu'au printemps 1814 qu'on jugea possible de lui rendre la liberté. Près de dix ans s'étaient écoulés depuis le malheureux incident du château de Saint-Cloud et le temps semblait avoir opéré son œuvre de cicatrisation. Mais la rage intérieure d'Elisabeth se ralluma en entendant le Te Deum chanté et joué aux grandes orgues de Notre-Dame, le 12 avril 1814, lors de l'entrée dans Paris de celui qui allait monter sur le trône sous le nom de Louis XVIII pour succéder à son frère guillotiné. Dans l'espoir de se refaire une place dans la nouvelle cour qui allait se former les jours suivants, elle s'était précipitée à la cathédrale où elle avait pu voir les anciens dignitaires de l'empire napoléonien, les maréchaux de l'Empire, tous ceux que l'histoire montrera du doigt et inscrira plus tard dans le fameux « Dictionnaire des Girouettes » multiplier courbettes et assauts de servilité devant le nouveau souverain dans l'espoir veule de conserver positions et titres. Aucun de ceux qui avaient jadis fréquenté Madame de Vaudey à la cour de l'empereur ne fit mine de la reconnaître. Ce rejet par trop ostensible lui fut intolérable et Madame de Vaudey quitta Notre-Dame séance tenante en n'ayant plus qu'une idée en tête : se venger, faire payer cher, très cher celui qu'elle estimait responsable de sa totale déchéance sociale. L'occasion allait se présenter lorsqu'elle apprit, le 20 mars 1815, que Napoléon, échappé de l'île d'Elbe, venait de débarquer. Élisabeth nous livre, dans ses Mémoires, ce qui lui traversa l'esprit dès cet instant : « C'est alors qu'une pensée forte, unique, vint me saisir et absorber toutes mes facultés. En voyant cette hydre menaçante s'élancer vers nous, j'osai me demander si le bras qui l'arrêterait n'aurait pas bien mérité de la patrie… ». L'idée est claire : Madame de Vaudey se dit qu'en tuant l'empereur, elle deviendrait une héroïne nationale qui trouverait ainsi moyen d'entrer en grâce auprès des Bourbons. Le projet n'aurait pu être qu'une lubie mais elle va tout mettre en œuvre pour la concrétiser. Elle achète des pistolets, elle va prendre des cours de tir chez Lepage, le maître d'armes le plus fameux de Paris, et se prépare à aller assassiner l'empereur en train de voler de clocher en clocher pour rejoindre la capitale. Il ne lui reste plus qu'à trouver une voiture pour partir à la rencontre de Napoléon. Elle n'a pas l'argent nécessaire et ne peut se résoudre à en demander à ses quelques amis auxquels il aurait alors fallu tout dévoiler de son projet. Qu'à cela ne tienne, elle s'en alla trouver le prince de Polignac, un des proches de Louis XVIII, mais qui refusa tout net et demanda à Élisabeth de s'en remettre humblement au destin, c'est-à-dire à la justice de Dieu… Polignac, on le comprend, ne pouvait en aucune façon se permettre le luxe de devenir complice d'un meurtre perpétré par une ancienne maîtresse éconduite. Fût-ce contre l'ennemi numéro 1 des Bourbons … Nouvelle déception pour Élisabeth, nouvelle occasion manquée d'assouvir sa vengeance et de retrouver sa splendeur passée. N'écrivit-elle pas : « En sortant de chez le prince, j'étais comme une personne qui verrait tomber autour d'elle les murs d'un palais enchanté et qui se trouverait seule au milieu d'un désert. Ce rêve de gloire était fini … Je revins chez moi, m'y enfermai et j'attendis la suite des évènements. » Les années passèrent. En 1818, Élisabeth passa en Angleterre et ne rentra définitivement en France qu'à la mort de Napoléon. Elle avait appris que le trésorier de l'Empire, indélicat, avait traversé le Channel avec quelques fonds. Elle parvint à lui arracher quelques billets à ordre pour un total de 10 000 francs. Mais de retour en France, elle eut la désagréable surprise de voir certaines traites revenir impayées. Sans se laisser démonter, l'ancienne maîtrese de l'empereur qui n'avait décidément pas froid aux yeux, reprit le bateau et fit rendre gorge à celui qui avait cru pouvoir l'extorquer avec autant de facilité. C'est au cours de ce second voyage qu'Élisabeth fit la connaissance de Caroline de Brunswick, princesse de Galles, richissime mais « laide, très petite et obèse, ne se lavant presque jamais et dégageant autour d'elle une odeur pestilentielle ». George, fils du roi George III, se voyait contraint de l'épouser et – condition sine qua none – de lui faire un enfant pour éteindre ses dettes absolument pharaoniques. Une fille naquit de ce mariage forcé, le contrat était rempli et le prince de Galles s'empressa de répudier cette lointaine cousine, richissime certes mais source de honte pour la couronne. Apparemment résignée, Caroline de Brunswick quitta l'Angleterre, se fit aimer par un bellâtre italien apparemment sans odorat ou estimant que l'argent n'avait pas d'odeur, mais revint au triple galop à Londres lorsqu'elle apprit que son ex-mari allait se faire couronner. Mais, ô malheur, les gardes royaux avaient reçu l'ordre de lui fermer les portes de l'abbaye de Westminster lorsqu'elle se présenta en hurlant : « Laissez passer, la Reine ! ». Élisabeth, qui s'était invitée à la cérémonie, assista à la scène et vit la princesse repartir chez elle pour y mourir de rage 19 jours plus tard. La Comtoise voulut assister aux obsèques et faillit se faire piétiner après la cérémonie qui avait failli déclencher une émeute car la foule londonienne avait pris fait et cause pour la princesse de Galles écartée du trône, réveilla sans doute en elle une rancœur qui ne s'était jamais vraiment apaisée. Rancœur contre la gent masculine en général et contre un homme en particulier… Revenue en France sans le sou, Mme de Vaudey se fit engager comme économe, en réalité comme factotum, dans une maison d'éducation. Puis, à bout de ressources, elle se résolut à tenir une maison de rendez-vous, une sorte de lupanar de luxe. Nécessité obligeait. Cette maison était agrémentée d'une table d'hôte vite transformée en fin de repas en table de jeu. Le général Griois, baron de l'Empire, qui a toujours traité la fille du général d'Arçon avec d'infinis ménagements, n'hésita pourtant pas à décrire le tout comme « une espèce de tripot où des femmes galantes attiraient de pauvres dupes que des fripons exploitaient. » Élisabeth avait échoué dans sa reconversion en fermière, elle ne réussit pas davantage dans son rôle de tenancière de tripot et, au début de la Monarchie de Juillet, le Tribunal de Commerce de Paris la déclara en faillite le 21 avril 1831. Ultime ressource : retourner chez sa vieille mère à Besançon. Ce qu'elle fit jusqu'à la mort de celle-ci, à l'âge de 92 ans, en 1836. La vente de la maison de la grande-rue ne lui laissa que des miettes à peine capables de l'aider à vivre pendant quelques mois. C'est alors qu'elle s'en retourna à Paris pour se faire admettre dans l'Asile de la Providence où elle passa les 27 dernières années de sa vie. Pour épancher sa bile mais aussi pratiquer une sorte de psychothérapie et de catharsis libératrices, elle décida d'écrire ses Mémoires parus anonymement sous le nom de « baronne de V. », le titre de baronne ayant ensuite été soigneusement rayé sur la page de couverture. C'est dans deux versions de cet ouvrage qu'elle nous livre mille et un secret sur Joséphine, sur la cour, sur le comportement de l'empereur vis-à-vis de son entourage en général et des femmes en particulier. Avec des révélations souvent surprenantes. Mais ceci, comme l'eût dit Kipling, est une autre histoire que nous vous laissons le plaisir de découvrir dans le livre écrit en collaboration avec Gérard Tissot-Robbe et paru dans la collection « Archives Vivantes » des éditions Cabédita, sous le titre « Élisabeth Le Michaud d'Arçon, maîtresse de Napoléon ». |